Write to be Alive

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L'Intrus

  

L’INTRUS

Il pouvait la reconnaître, les yeux fermés, à la fine pellicule au goût salin qu’on sentait sur sa nuque et dont les traces se perdaient dans la vallée des hanches. Sa langue reconnaissait ses cuisses, lisses comme le beurre salé ; chaque centimètre de ses aisselles, creuses et chaudes, où s’abritaient dans la journée les effluves cachés d’un léger déodorant. La nuit, cette odeur se faisait plus précise, rafraîchie par une douche à l’éponge naturelle. Elle embaumait comme le champ de coquelicots qu’il traversait en courant dans son enfance et c’est cette liberté qu’il redécouvrait, s’échappant du dessous des bras parfumés de cette femme ; le lilas, le géranium, les roses, la fleur d’oranger qu’on respire dans les jardins de province montaient de ses poignets, se cachaient derrière les lobes des oreilles, là où le duvet se fait le plus tendre, doux comme le sein d’une mère pour le nouveau-né. Lorsque le soleil brillait au midi et les journées se faisaient chaudes, il allait se blottir contre elle et trouvait sa chair fraîche comme la menthe, fruitée, épicée, dorée jusqu’au hâle par la saison. Cette peau lui rappelait les longues promenades qu’il faisait, jeune, sur la plage… Et quand les feuilles brunissaient et tombaient au sol à l’automne, il avait l’habitude de se coucher sur le tapis ottoman de la salle à manger de sa maîtresse et d’observer les passants, l’espèce agitée du genre Parisien : remontant d’un pas nerveux les trottoirs, aboyant dans leurs téléphones, laissant s’échapper dans l’air froid la fumée de leur respiration comme celle d’une cigarette. Plus l’air se refroidissait, plus il pouvait sentir distinctement sa peau sous les matières laineuses : ses châles en angora, ses pulls en cachemire et les grosses chaussettes qui le séparaient d’elle. Il avait appris à aimer ces vêtements — mais attendait avec impatience le retour des beaux jours. L’automne et l’hiver signifiaient pour lui l’éloignement de son corps odorant et c’était insupportable ; car il en était le gardien jaloux… Toute chose, toute personne s’interposant entre lui et sa maîtresse le ramenait toujours au souvenir lancinant de la séparation d’avec sa mère nourricière, cet arrachement—encore vivace, lui semblait-il confusément—de la portée de petites bouches avides, sentant le lait rance et l’œuf, et tirant, tirant fortement sur les mamelles gonflées, aspirant la peau nue de leur génitrice, dont le cœur—tout près—battait des joies parfaites de l’allaitement.

De toutes les odeurs qu’il connaissait, celle qu’il identifiait le mieux était l’odeur de peur — Angstgeruch. Il avait grandi avec elle : peur de la faim, peur du froid, peur de la mort. Mais il y avait à présent une nouvelle peur qu’il pouvait aussi flairer : la peur d’une perte, celle de toutes les nouvelles odeurs découvertes sur sa peau, sur ses vêtements, dans son lit, dans son appartement. Il avait peur de la perdre ; il éprouvait—maintenant qu’il possédait cette maîtresse—ce qu’est la jalousie. Son haleine rappelait la brise marine et salée, ses cheveux sentaient la pinède au sol sableux, la lavande, le thym, le lilas des jardins qu’il parcourait jadis dans ses errances. Cette maîtresse, tout comme sa mère nourricière, l’avait protégé et il était désormais son protecteur. Il ne la quittait jamais : toujours à ses côtés, compagnon fidèle, audacieux, intelligent—très intelligent—et jaloux comme un fauve . Elle lui promettait l’amour éternel. Et il avait foi en chacune de ses paroles.

Bijou—c’est ainsi qu’elle avait appelé : son trésor. Il était peu cérébral de nature, préférant se fier à ses sens. Chaque matin, il flairait l’odeur épicée du pain de seigle noir, celles des croissants, de la confiture, du beurre salé se mêlant au café au lait et il savait immédiatement qu’il s’agissait du petit-déjeuner. Elle l’appelait de sa voix au ton flûté : « Bijou, viens ! ». Il savait très bien ce que cela voulait dire aussi. Plus besoin de se battre avec ses petits frères et sœurs pour une mamelle humide ou déjà asséchée jusqu’à la racine par leurs efforts, plus besoin de coups de patte, plus besoin de gémir : il était monarque, disposant de sa chaise réservée pour s’asseoir aux côtés de Julie. Tel était le nom de sa maîtresse. Bijou et Julie—comme roi et reine. Lors des dîners, le rituel ne changeait pratiquement pas. Seules les odeurs étaient différentes ; le fumet du magret de canard flottait dans l’air, chaud, attirant, finement huileux, très éloigné de celui—sans invention et hautement répugnant—de l’humain moyen : collant, aigre comme un fromage fait, rappelant la sueur et la graisse. Pour les grandes occasions, il y avait du Chateaubriand filet mignon ou de l’entrecôte accompagnée d’une purée de pommes de terre nappée de jus de viande. Même froid, c’était un délice. D’ailleurs, les odeurs trop chaudes, les vapeurs de cuisson, l’avaient toujours effrayé, comme tout ce qui sortait directement du four, d’une poêle ou du micro-onde : cette nourriture sifflante et brûlante semblait crachée d’une bouche étrange dont l’atmosphère impalpable mais surchauffée avait momentanément effacé toute l’alchimie naturelle des saveurs qu’il identifiait d’ordinaire si bien. Il préférait donc manger froid une viande ne bougeant plus, ne mijotant plus, sans risque d’un jet de sauce intempestif. Bijou attendait patiemment que sa maîtresse eût fini. Assis sagement sur le tapis ottoman, suivant chacun de ses gestes, il la contemplait jusqu’à ce que tout soit prêt. Parfois, le téléphone se mettait à sonner et il devait alors attendre encore, encore un peu plus, regardant Julie d’un œil larmoyant mais sans jamais geindre — jamais. Il attendait qu’elle raccroche. Il attendait très poliment, de manière fort bien élevée et avec toute la patience nécessaire, l’une des plus grandes vertus qu’il avait acquises.

           Récemment, le téléphone s’était mis à sonner plus souvent que d’accoutumée à l’heure du dîner. Bijou avait donc pris l’habitude d’attendre tout en essayant de flairer cette curieuse voix. Il percevait comme un bourdonnement prolongé, quelque chose d’intime mais aussi de menaçant, coincé dans le petit boîtier plastique du mobile de Julie et dont il ne pouvait rien sentir pour en apprécier la nature. En tout cas, cela n’apportait pas le fumet de sueur et de gras habituel aux humains. Voila plusieurs mois que ces choses duraient. Pour autant Bijou demeurait patient, fidèle à sa bonne éducation. Il mangeait seulement de plus en plus tard… et de plus en plus froid. L’automne était revenu. La mauvaise saison reprenait ses droits. Lorsqu’il rejoignait au lit sa maîtresse, elle était encore toute habillée, n’ayant ôté que ses mules de satin rose. Il détectait alors sur ses vêtements la fragrance de feuilles et d’herbes du dehors. Elle portait un tailleur à chevrons, très chic. Il approuvait son choix : ces tons chauds, entremêlés par le motif des fils bruns et beiges, donnaient à son corps une belle couleur fauve, quoique l’odeur ne fût guère intime. A vrai dire, il préférait renifler sa peau, frotter son museau le long des courbes de ses cuisses toutes douces ou de ses aisselles au parfum salé. Ou encore entendre et sentir sa voix lui dire : « Bijou ». Tout était si simple. Du moins jusqu’à présent : elle passait dorénavant de plus en plus de temps au téléphone, avec cette voix sans odeur provenant du plastique. Il en frissonnait. Tous les mauvais souvenirs lui revenaient d’un seul coup, écœurants, maladifs ; toutes ces années passées à lutter avec ses frères et sœurs pour obtenir une mamelle chaude, une goutte de lait rance, une place auprès du cœur battant de sa mère… tout remontait à la surface et il n’y avait aucune erreur possible sur cette odeur-là : Angstgeruch — le relent de peur, immonde. Un certain soir, lorsque le téléphone sonna de nouveau, Bijou fixa sa maîtresse et serra les dents ; dès qu’il entendit cette voix bourdonnante, intime et menaçante, un bruit sourd qu’il n’avait plus émis depuis des années monta malgré lui de l’arrière de ses mâchoires : mi-suppliant, mi-grognant. Mais Julie le repoussa, d’un geste brusque et agacé, préférant rapprocher le téléphone de son oreille. Il continua de l’observer depuis le tapis ottoman : pelotonnée sur le lit, ses lèvres continuaient de bouger. Il s’efforçait de comprendre. Mais il n’y avait aucune odeur, aucun arôme, pas une trace pour le tirer d’embarras : rien que cet Angstgeruch qui ne voulait plus le lâcher.

Depuis plusieurs mois, Bijou prenait ses repas seul. Froid, silencieux, il ne montrait plus la même politesse ; d’ailleurs il n’y avait personne à qui la montrer. Il avait donc commencé à engloutir sa nourriture : des morceaux lui retombaient du coin de la gueule et coulaient le long de sa robe aux tons rouans, s’accrochaient à son poil. Il n’aimait pas cela. Il découvrit ainsi de nouvelles odeurs provenant de son corps : désagréables, amères, âcres, aigres, salines… Un jour, n’ayant pas mangé ni bu depuis 24 heures (Julie découchait), il essaya d’ouvrir seul le réfrigérateur mais ne réussit qu’à s’arracher un bout de peau. La plaie finit par dégager une odeur rebutante de chair meurtrie et nécrosée. Lorsque Julie revint, elle s’efforça de se faire pardonner : après l’avoir emmené tout de suite faire un petit tour pour ses besoins, elle s’empressa de lui donner de l’eau, voyant qu’il n’avait plus lapé une goutte depuis des lustres. Puis elle plaça des restes sur son assiette, tout en se bouchant le nez : « Pouah, j’aurais dû jeter ça depuis longtemps ». Bijou fit une grimace et se détourna. Il l’entendit alors le cajoler : « Allons, allons, Bijou, ce n’est pas grave, non ? Ca t’ennuie de manger des restes ? » Puis elle poussa de nouveau vers lui la gamelle, sans même remarquer sa blessure et la mauvaise odeur qui s’en dégageait. Une fois fini son repas, il prit la direction de la chambre de sa maîtresse. Il la trouva lovée sur le lit, en position fœtale, toujours habillée et le téléphone fermement collé à l’oreille. Avant même qu’il n’ait pu franchir le seuil, elle déposa le téléphone et se pinça le nez avec dégoût. « Pouah, quelle odeur ! » fit-elle en toisant Bijou qui s’était assis poliment en face d’elle et lui adressait un regard plaintif. Il s’apprêtait à sauter sur le lit pour lui montrer sa plaie quand elle l’arrêta d’une exclamation : « Bijou, tu pues ! ». Ca c’était un nouveau mot : « pues » et ça comportait un ton dur et une crispation des lèvres. Puis il y eut la main qui le rejetait : « Dehors, va t’en dans le bureau ; va dans ton panier, il est tard ! »

L’odeur corporelle de Julie était inscrite sur chaque repli de sa mémoire profonde. Il en convoitait d’ailleurs certaines nuances plus que d’autres. Mais maintenant il n’avait plus à choisir : on lui avait tout pris. Toutes les variantes : les fragrances affriolantes d’herbe, de feuilles ou de violette qu’elle exhalait parfois aussi bien que les odeurs communes : fumets âcres ou salés, traces de muscade, relents de corne ou de porc braisé… Tout était perdu ! Définitivement. De même que les souvenirs de leurs câlins sous les couvertures, des caresses approchant sa poitrine ou se perdant entre ses bras.

Il percevait sa voix derrière la porte, tendue, sur la réserve : « Mais bien sûr, François. Rejoins-moi tout de suite, mon chéri ! Si tu savais comme c’est pénible à supporter, ce jeu de cache-cache ». Puis, après une pause : « Oui, j’ai lu les journaux de ce matin. Mais c’est exact : il est vraiment corse. S’il a des liens avec la mafia ? Je n’en sais rien, François, mais franchement, on s’en tape. Tu sais bien que je ne loue cet appart que pour être plus près de toi. Tu sais, j’ai terriblement, terriblement envie de toi, chéri.». Un silence. Bijou l’entendit qui pleurait tout doucement. Il avait appris encore un nouveau mot : « chéri ». Enfin, pas si nouveau : elle l’employait déjà avant…pour lui, avec le même ton. Maintenant elle disait ça à cette espèce de morceau de plastique d’où sortait une voix sans aucune odeur. Bijou ne comprenait pas. Il se dirigea vers son panier, comme sa maîtresse le lui avait ordonné. Elle fit une brève apparition. Mais pas pour lui souhaiter bonne nuit : il avait tendu la patte d’un geste implorant et n’avait rencontré qu’un petit coup de sa mule rose en satin mou, celle qui sentait le géranium. « Bijou, il va falloir que tu apprennes à dormir dans ton panier ! » dit-elle avec un froncement de sourcils, le visage fermé — exactement le même que Bijou avait remarqué lorsqu’elle lui avait dit « tu pues » quelques moments plus tôt.

Julie rassembla les journaux et le courrier que sa femme de ménage avait déposé sur son bureau. Puis elle se leva d’un bond pour aller claquer la porte de la pièce. Ayant rejeté le premier quotidien, Libération, elle se mit à feuilleter rapidement le magazine, Closer, avant de revenir à sa couverture qu’elle tint devant elle à bout de bras : François sur un scooter italien, avec ses Gucci à lacets, avec un casque dont la visière relevée laissait voir son sourire. On discernait à peine son propre visage dans l’angle du cliché pris par le paparazzo. Le type avait surgi de derrière l’ascenseur du vestibule et figé—en un quart de seconde—et cette photo allait maintenant faire les unes du monde entier, créer le scandale, l’onde de choc qui allait enfin lui permettre de quitter les coulisses et d’apparaître en pleine lumière. Elle jeta un coup d’œil à sa montre : il serait là dans quelques minutes. Elle se débarrassa en vitesse de son pull à col roulé et étira avec fierté son fameux t-shirt blasonné du slogan « I Only Date Superheroes »[1]— parfait pour l’occasion, songea-t-elle avec un sourire. Après tout, Julie était une actrice. Elle savait quels étaient les rôles importants en politique, sur la scène comme en-dehors. Elle enleva ensuite son jean, enfila un shorty façon string et passa un déshabillé par-dessus son t-shirt.

La sonnette se fit entendre, il fit donc ce qu’il n’avait jamais fait auparavant : il aboya. Cet aboiement n’était pas poli mais au contraire bruyant, chargé de menace. Lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit, il se mit à même gronder. Deux voix se mêlaient, puis il y eut les bruits d’une embrassade. Puis encore le nouveau mot —« chéri »— qu’il distingua nettement, murmuré à voix basse. Ensuite, il perçut comme le bruit que faisait la nourriture brûlante sortant du four, de la poêle ou du micro-onde : une sorte de souffle, de friction chaude ; il se rapprocha tout doucement de la chambre et put alors les entendre aussi clairement que s’il se fût trouvé avec eux deux à l’intérieur. Les soupirs sporadiques se transformèrent soudain en une série rythmée d’aspirations, d’expirations et de petits cris étouffés. Il connaissait très bien ces derniers, qui lui rappelaient des moments similaires : lorsqu’il poussait vers les mamelles de sa mère, au coude à coude avec ses frères et sœurs qui menaçaient de le priver de nourriture. Il se souvenait parfaitement de l’odeur lourde, puante même, du relent sale et confiné, macéré, dégluti, répugnant, de leurs petits corps humides s’efforçant de le rejeter et tirant sur les chaudes mamelles de leur mère. Ce passé fermenté et envahissant lui revenait en force, avec toutes sortes d’odeurs et de textures qui s’y associaient : forêt, œufs, graines écrasées, noix, pommes de pin… Toutes ces senteurs se propageaient depuis la chambre de Julie, s’échappant par dessous la porte, remplissant ses narines d’un passé déchirant.

Pendant ce temps, Bijou demeura assis dans le salon, en position couchée avec ses deux pattes arrière alignées sur la barre de seuil et celles du devant repliées sous son poitrail, les oreilles dressées, chaque poil fermement tendu, orienté dans la direction d’où parvenaient les « oh » et les « ah »… Puis il commença à geindre, à produire comme une longue plainte aigue arrachée à sa poitrine. Ce bruit passait sous la porte, pénétrait par le trou de serrure, comme un cri d’animal blessé. Enfin Bijou se releva d’un bond et commença à tourner en rond aux abords de la porte. Rageur, il sauta pour attraper la poignée et réussit à faire fonctionner la serrure. La porte s’ouvrit alors en grand et il vit tout de suite le t-shirt de sa maîtresse à la gloire des super-héros qui gisait au sol à l’entrée de la pièce. Il le renifla : il portait l’odeur de glandes axillaires mâles. Bijou grogna, agrippant fermement le t-shirt avec ses dents; puis il l’amena dans le salon et commença à le mettre en pièces. Pris d’une crise de furie, grondant de colère, il le jeta au travers de la pièce! Des lambeaux du t-shirt jonchèrent bientôt tout l’endroit : certains bouts sur les chaises de la salle à manger, le reste sur la méridienne Louis XVI où il finit par prendre place, continuant de mâchonner l’étoffe — plus gentiment, comme s’il rongeait son os.

François quitta la chambre pour passer dans le salon plongé dans l’obscurité où Bijou se trouvait confortablement installé, sommeillant calmement à côté du morceau d’étoffe. Identifiant les restes du t-shirt de sa maîtresse, François ne put s’empêcher de s’écrier : « Julie, viens voir ce qu’a fait ce chien qui pue ! »

Bijou s’éveilla à la syllabe « pue ».Il aperçut François du coin de l’œil et sentit le danger : l’Angstgeruch lui emplit les narines !

« Ma chérie ! Viens là — il faut vraiment que tu voies ça, ma colombe », roucoula François tout en reculant, dos au canapé, pour lui laisser une vue d’ensemble de la pièce.

Ainsi c’était donc lui, cette voix qu’il avait entendue, étouffée par le boîtier de plastique noir. Ca sentait la transpiration, une odeur de cumin et de fromage trop fort. Lorsque François fut assez près, Bijou n’hésita pas : il lança d’un bond son corps tendu, frémissant, et abattit son adversaire au sol.

« Chérie ! » bêla François, comme un mouton attaqué par le loup.

Bijou retroussa les babines supérieures et plongea ses crocs dans la veine jugulaire qui courait sous la peau molle. Un goût ferreux de vieille poignée de porte et le relent du corps inerte de sa mère quand il l’avait retrouvée morte, tuée par le piège d’un fermier : voila ce qui remplit alors sa gueule. Julie fonça à la rescousse de François. Cherchant comme une folle à attraper quoi que ce soit qui fût à portée de main pour stopper le flot de sang cramoisi qui jaillissait de la veine, elle tomba sur le t-shirt qui venait de tomber de la gueule du chien. Le tissu sentait l’odeur forte de la morve et des coulures de bave, froides, comme déglacées au vinaigre.

« Julie, j’ai mal,  gémissait-il, mon petit sucre… »

Elle lui tata le pouls puis baissa la tête, effondrée. Le chien revint et lécha les petites gouttes des larmes qui coulaient sur ses joues. L’odeur d’Angstgeruch s’était évanouie avec la mort de l’intrus. Bijou avait maintenant l’assurance d’un renouveau : des sauces réconfortantes et relevées, de puissants fumets—celles de nombreuses viandes tiédissant pour lui—, et des nuits plus chaudes avec sa maitresse et son odeur de primevère, de tubéreuse et de glycine.

[1]« Je ne sors qu’avec des super-héros »


Traduction  : Jean-Baptiste Picy  https://tieflander.tumblr.com/ (plater@libertysurf.fr)

Le Sombre Faucheur

Le Sombre Faucheur

  

Le sombre Faucheur

On m’a jeté comme un agneau parmi les loups. 

Il m’a appris à être aussi rusé que les serpents et aussi doux que les colombes, 

mais eux m’ont appris à devenir un loup. 

Et je dois à présent combattre. Pour la Vie. 

Je leur barrerai le chemin avec le glaive qui sort de ma bouche.                                                                                                     

                                                                                                                                                         The Reaper’s Digest, Livre I

Je me souviens de nombreux dimanches matin de mon enfance où, à mon réveil, je trouvais ces caissettes de balsa remplies de fruits ou de légumes de saison empilées à l’ombre du perron et que maman n’avait pas eu le temps de me cacher pour me faire croire qu’elle les achetait elle-même au marché. Les voir me révulsait : le sang me courrait dans les veines, me montait à la tête et mon cœur se mettait à battre si fort contre ma poitrine que j’avais peur d’être possédé par une sorte de démon. Je me sentais comme coupé en deux ; une moitié voulait croire à ce que maman disait : j’étais un petit garçon et il fallait que je mange une nourriture saine ; j’avais même de la chance d’avoir tout ça… Mais l’autre moitié l’emportait, me disait que je n’étais plus un gamin et qu’il fallait regarder la vérité en face. Cette moitié-là était comme une plaie : elle puait la viande pourrie, elle envoyait des ondes de choc à mon cerveau, menaçant de le faire imploser dans un vortex de toutes les teintes de sang possibles et imaginables, de projections liquides coulant du tranchant affûté et luisant d’une hache — celle que maman utilisait l’hiver pour abattre les branches d’arbre qui nous servaient de bois de chauffage et alimentaient la cheminée. J’avais chaud, si chaud que mes oreilles me brûlaient, cramoisies, et que de petites gouttes de transpiration perlaient sur l’arc de Cupidon de ma lèvre supérieure, puis glissaient jusqu’à mes aisselles, jusqu’à ce que je sois couvert de ma propre sueur, avec toujours ces pensées, ce vortex dans ma tête tournant comme un kaléidoscope…

Je ne comprenais pas tout mais je savais que quelque chose de mal se passait. J’étais un petit homme et il fallait que je réagisse ; maman avait donc probablement raison : il fallait que je mange, un point c’est tout. Maman disait que si je ne mangeais pas, je ne grandirais pas, que je n’aurais ni la taille, ni la santé. La bonne santé je m’en moquais ; mais je voulais devenir grand et fort, très fort. Il fallait donc que je mange mais je ne voulais que ces choses entassées dans les caissettes de balsa aillent tourner dans mon estomac. Il n’y avait rien de bon pour moi là-dedans : ni les pêches, ni les bananes, ni les myrtilles, ni les pommes sauvages, ni les haricots verts ou en grains, ni les choux – frisés ou non-, ni les épinards, ni les patates douces, ni les ignames — même la pastèque ne me mettait pas l’eau à la bouche. Et Dieu sait pourtant que j’avais faim : j’étais mince comme un clou ! Nos placards étaient vides la plupart du temps… Mais je ne rêvais surtout pas de voir ce genre d’abondance sur la table de ma mère ; je savais d’où ça venait : de la plus grosse ferme de Puntville, notre petite ville de Géorgie. La moitié était vendue sur place, le reste partait dans le Nord où la marge était beaucoup plus avantageuse. Tout le monde à Puntville connaissait « Jenky Farm » : impossible de ne pas la repérer avec sa longue clôture de bois bordant l’ancienne grand’ route, Old Puntville Highway où les cerisiers, les magnolias et les pommiers se découpaient sur l’horizon, où le bétail paissait calmement et les chevaux se groupaient autour des abreuvoirs, chassant mollement les mouches avec leur queue dans la chaleur du jour d’été.

La nuit, le bétail restait dehors mais les chevaux étaient rassemblés et rentrés dans la grange pour qu’ils ne prennent pas froid ; non pas que l’on se soucie vraiment de leur bien-être mais c’était des chevaux de trait plutôt coûteux. Une partie de la ferme servait à l’élevage de bovins et de moutons de qualité supérieure. Il y avait aussi des chèvres et des vaches laitières mais l’essentiel des terres était dévolu à la récolte du blé et du maïs. Un peu après les étables réservées aux chevaux de trait, il y avait un chemin qui menait à la gare de Puntville, placée pile entre « Jenky Farm » et mon quartier. Les rails se frayaient un passage, tiraient un long trait de métal au cœur de la campagne dont les plaines vallonnées de collines douces s’étendaient sur des miles et des miles jusqu’à Philadelphie.

Une grosse pancarte en bois signalait la gare : « Punville ». J’en avais honte : quelqu’un avait oublié une lettre et le nom de la ville s’étale encore aujourd’hui comme ça — « Punville » ; en fait, c’est plus fidèle à la prononciation du coin, parce qu’ici les consonnes sont généralement traînantes, mal prononcées ou carrément avalées. J’y passais beaucoup de temps, dans cette gare — à regarder les trains qui passaient de temps à autres dans un bruit de ferraille. Puntville était un arrêt important pour la collecte des produits agricoles et le dépôt de chevaux pour les petits attelages. Il y avait un petit corral pas loin de la gare pour garder ceux qui venaient d’arriver, la plupart seulement attachés par des brides. Ils ne survivaient pas tous aux wagons fermés et à l’excès de vibrations et de bruit du trajet vers le Sud. Pour ces chevaux de trait, lourds et à robe épaisse, être ainsi convoyés depuis leurs prairies natales du Nord jusqu’à Puntville était un choc épouvantable. Pour ceux qui survivaient à ce supplice – à l’inhalation des fumées de locomotive, au manque d’eau et de fourrage – une autre épreuve se présentait : « Jenky Farm ». J’en savais bien davantage que les autres au sujet de cette ferme parce que j’y travaillais à mi-temps comme garçon d’écurie après l’école. Ces chevaux m’ont appris la robustesse, la patience, la grâce et la docilité. Je me sentais plus proche d’eux que de qui que soit d’autre à Puntville. Anonymes toute leur vie, ils travaillaient jusqu’à leur mort chez le fermier Jenkins ; mais j’avais trouvé des surnoms pour la plupart d’entre eux. La Percheronne noire comme le jais s’appelait pour moi « Harmony » bien qu’elle ne soit qu’une jument quelconque et même plutôt du genre capricieux. Elle avait une allure admirable, roulant ses pas même lorsqu’elle était attelée et tirait un chargement de semences de maïs. Le cheval de labour qui pouvait fendre comme un couteau les sillons d’un bout à l’autre des vastes champs était un hongre à la robe blanche et lisse que j’appelais « Sabre ».

Comme je disais, j’avais toujours faim. J’aurais mangé des choux frisés et de l’aubergine grillée – ce que je détestais le plus de tout ce que maman mettait sur la table – pendant des semaines et des semaines plutôt que d’avaler une seule pêche ou une seule prune venant de la ferme de Jenkins. Rien que de voir une pastèque fraîchement ramassée dans son potager me collait des crampes d’estomac. Mama me suppliait mais ça ne changeait rien. Je secouais la tête de dégoût. Elle m’envoyait au pasteur pour qu’il « me mette du plomb dans la tête », comme elle disait. Le pasteur Jacobs et moi étions comme deux frangins. Un jeunot énervé et un vieux crabe qui connaissait la vie — nous étions devenus inséparables au fil du temps. Il avait de bonnes intentions, il essayait de me faire voir ces fruits et ces légumes comme les dons de Dieu, comme sa « corne d’abondance », comme il disait. « Mon garçon, tu dois remercier le Seigneur de te permettre de partager sa munificence ! » — combien de fois ne m’a-t-il pas répété ça… J’avais ma propre idée sur le sujet mais je me taisais la plupart du temps, parce que je savais que dire ce que l’on pense vraiment était dangereux dans cette petite ville, très dangereux. Je me forçais à faire bonne figure et à pratiquer la retenue. Pour autant, à l’intérieur, mon sang bouillait… C’est pour ça que je me suis mis plus tard à la boxe, avec Franky et mes potes. Au fond de moi, je pensais qu’aucune justice ne valait un bon coup de poing mais maman préférait les sermons. Plus je grandissais et moins elle aimait mes potes ; je lui avais juré de ne jamais devenir boxeur professionnel — jamais. Je devais devenir comme le pasteur Jacobs. D’ailleurs je savais déjà comment rassembler une petite foule et les exciter, juste avec des mots. « La parole est mon glaive » disait le pasteur. Il trouvait que j’avais un talent naturel d’orateur. En fin de compte, je m’étais décidé à suivre la même carrière que lui et je passais toutes les heures du jour et de la nuit à lire l’Ecriture à ses côtés.

Mais rien ne pouvait effacer le souvenir que j’avais de ce vieil homme qui était arrivé un jour à notre porte comme un chien errant, traînant la jambe droite dans la poussière et remontant sa salopette. Ce qui me faisait vraiment bouillir, c’est le bouquet de fleurs de cornouiller qu’il posait à côté des caissettes de balsa pendant les mois d’été. Parfois j’avais le temps de repérer ces fleurs avant que maman ne les prenne ; je fonçais les jeter à la rivière, en bas de la rue. Tout le monde dans le Sud sait que les cornouillers sont sacrés ; il y avait même cette chanson que nous avons tous chantée dans notre enfance :


“When Christ was on earth, the dogwood grew
To a towering size with a lovely hue.
Its branches were strong and interwoven,
And for Christ’s cross its timbers were chosen.

“Being distressed at the use of the wood,
Christ made a promise which still holds good:
‘Never again shall the dogwood grow
To be large enough for a tree, and so,
Slender and twisted it shall always be,
With cross-shaped blossoms for all to see.

“’The petals shall have bloodstains marked brown,
And in the blossom’s center a thorny crown.
All who see it will think of me,
Nailed to a cross from a dogwood tree.
Protected and cherished this tree shall be,
A reflection to all of my agony.


La vie était déjà assez dure pour maman et moi sans que ces fleurs de mauvais augure viennent embaumer notre maison. Certaines nuits, j’entendais le bruit de ses bottes qui écrasaient le sol, calmement, régulièrement ; je sentais cette odeur de savon bon marché et de « Clubman aftershave » qu’il laissait derrière lui. Mais toute cette fausse propreté n’effacerait jamais – je le savais parfaitement – toute la fange qui s’entassait sur son âme ; qui lui collait jusque sous les ongles. Il était riche mais ce n’était pas un gentleman — oh ça, non.

« Souviens-toi, mon fils : L’Eternel est mon berger : je ne manquerai de rien » me faisait le pasteur en me désignant du doigt le Psaume 23[1].

« Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent » continuai-je d’une voix trainante et bien obéissante. Mais je n’avais plus besoin du Livre. Je citais de mémoire, essayant de m’imaginer le Seigneur, Notre Père, avec de grandes lèvres pleines, des yeux marrons et doux et d’abondantes mèches de cheveux aux belles boucles tombant comme de grands ressorts en cascade sur sa poitrine, formant comme une chasuble grise jusqu’à sa taille. S’il était om-ni-présent – un de ces mots compliqués que le pasteur m’avait appris -, il pouvait donc se trouver aussi à Puntville, en train de garder un troupeau de chèvres à la ferme de Jenkins, sur le terrain qui borde Clay Street où j’habitais. Et je continuais ainsi d’imaginer Notre Père maniant sa houlette pour faire régner la justice à Puntville ; je le voyais même – un jour prédestiné – châtier Jenkins pour toutes ses fautes.

« Lorsque le Seigneur viendra à Puntville, va-t-il chasser Jenkins ? »

« Ca, mon fils, cela ne dépend pas de nous. Le pasteur Jacobs me fixait en le disant, comme pour s’excuser. Il faut être humble et savoir endurer l’adversaire, mon petit. »

Je pris le temps de bien écouter ce nouveau mot : ad-ver-saire, ces syllabes qui passaient sur sa langue comme du miel. La voix du pasteur Jacobs était douce et rassurante. Lorsque je venais le voir, il me faisait asseoir sur un fauteuil en osier. Il en prenait un autre pour lui mais plaçait deux bibles sur le mien pour être sûr que je sois à sa hauteur. Je lisais lentement tandis que son index noueux soulignait les passages importants. Si je me trompais, il fallait que je recommence. Je finis par connaître quasiment par cœur tous les Evangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean. C’était après l’école que je venais voir le pasteur Jacobs. Pendant des heures nous traversions les déserts, les montagnes et les mers, explorions l’Egypte, la Lybie et Jérusalem où les nuits se passaient sous des lunes en croissant, où des frères d’armes s’arrachaient la langue, où des batailles sanglantes couvraient les plaines desséchées du désert, où les martyrs et les esclaves tombaient dans les filets de leurs bourreaux. A chaque nouvelle révolution sur son axe, la terre fumait de nouvelles plaies mal séchées ; à chaque nouvelle page tournée, nous buvions le sombre élixir des sermons et des prophéties. Nous tremblions ensemble tandis qu’avançait son doigt : ma voix passait par tous les tons de l’angoisse, de la peur et de la honte. Lorsqu’il s’arrêtait pour souligner un point crucial, je lui demandais de me l’expliquer, car ce voyage aux pays lointains, si distants de Puntville et pourtant si étonnamment familiers, racontait vraiment ma propre histoire, malgré toutes les distances. Ces pays étaient sans doute étrangers mais ces êtres ne l’étaient pas… Car moi aussi, tout comme le Seigneur, je vivais parmi les bêtes féroces.

« Et ils crachaient contre lui, prenaient le roseau, et frappaient sur sa tête » (Matthieu 27: 30).

J’avais la respiration coupée. Mes poings se serraient, puis se détendaient nerveusement. Je cherchais mon souffle. L’espace d’un instant, je me sentais aplati, comme un boxeur essayant de reprendre conscience ; appréhendant déjà de revoir la silhouette effrayante de son adversaire penché sur lui, le regard triomphant, le corps tendu contre les cordes, les dents raclant le protège-dents, les pieds effectuant de petits pas de danse pour faire circuler le sang, les jambes prêtes à bondir.

« Mais ce n’est pas juste ! » m’écriais-je.

Le pasteur Jacobs prenait mon poing fermé et le plaçait sur la Parole du Seigneur. Sa voix calme tombait comme un baume sur mon esprit enfiévré. Le vieil homme était mon repère, le père auquel faire confiance : ce qu’il y avait de plus proche du ciel. Les notes riches et denses de sa voix de baryton coulaient de ses lèvres ; elles me frappaient avec une telle force d’émerveillement, si irrésistible, que je n’écoutais plus vraiment les paroles prophétiques : « une porte était ouverte dans le ciel. La première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette, et qui me parlait, dit : Monte ici, et je te ferai voir ce qui doit arriver dans la suite » (Apocalypse de St Jean, 4 :1).

Je venais d’avoir douze ans et connaissais le pasteur Jacobs depuis l’école primaire. Maman m’avait dit qu’il nous avait été envoyé ici à Puntville après avoir longtemps servi le Seigneur quelque part dans le Nord. Nous ne manquions jamais un seul de ses sermons du dimanche. Lorsque le blanc de ses yeux commençait à rouler dans l’orbite et que ses lèvres se mettaient à trembler, je savais qu’il allait entrer en transe, comme un prophète. Il se mettait à psalmodier : « Si tu me vois pleurer, oui Seigneur—ce n’est que pur amour (oui Seigneur), ce n’est que pur amour ! ». C’était l’Esprit Saint, me disait maman, qui venait veiller sur nous. Les gens autour de nous élevaient la voix, soulevés d’enthousiasme jusqu’à l’extase. C’était comme un moment d’intense jubilation, nous étions tous ensemble, formions comme un seul corps se balançant d’avant en arrière, au même rythme ; tous nos membres se déplaçaient dans l’espace comme les tiges d’un même et énorme métronome. Je me laissais aller le plus que je pouvais : je voulais être ce qu’elle voulait que je sois. Je prenais de grandes inspirations en serrant les poings, puis les relâchais en expirant. Mes poches étaient trempées par mes mains pleines de sueur, si bien que les pages de l’Evangile de St Luc collaient ensuite sous mes doigts. Ma mère, elle, tenait sa bible collée contre sa poitrine. J’aurais tellement voulu être cette bible-là, à cet instant précis. Et si j’avais pu dire ces prophéties comme Saint Luc lui-même, alors je crois qu’elle m’aurait traité comme un homme, je n’aurais plus été son petit Johnny

C’est pour ça que j’avais décidé de demander au pasteur Jacobs de s’occuper du fermier Jenkins, puisque le Seigneur semblait avoir décidé de l’oublier et que j’étais encore un trop petit garçon pour m’en occuper moi-même. De toutes façons, j’avais juré de prendre soin de maman comme elle voulait que je le fasse : par la foi. J’avais juré de ne jamais l’abandonner. Je deviendrais un Enfant du Seigneur et – avec l’aide du pasteur Jacobs – je décrocherais mon diplôme de fin d’études au lycée et j’irais en faculté de théologie. Je lui avais promis ; je l’avais aussi promis au pasteur Jacobs — mais à moi-même, je n’avais rien promis. Je ne pouvais pas le faire parce que nous étions deux : celui qui voulait aider maman comme un ange de miséricorde, comme le berger qui lui apporterait la paix et l’espoir ; et l’autre, celui qui disait toujours que je ne pouvais la protéger que si j’étais fort, que si je laissais mes poings parler, pas ma langue. Voilà toute ma jeunesse : coincé dans un corps où il y avait deux personnes différentes. Je venais de découvrir que j’étais moi-même mon pire ennemi, mon pire adversaire. Je ne savais pas quel plan adopter pour protéger maman — mais c’était tout ce que je voulais : la protéger, comme elle m’avait toujours protégé.

J’allais donc voir le pasteur Jacobs de plus en plus souvent, avec toujours plus de questions brûlantes au tréfonds de moi.

« Ce n’est pas juste, ce qu’il fait à maman » disais-je en reprenant mon souffle, les yeux levés sur lui. Mes mâchoires se contractaient, mes dents se serraient et mes petits poings étaient avides d’en découdre avec mon « ad-ver-saire ». Mais le pasteur Jacobs me rappelait la corne d’abondance, les bonnes actions du fermier Jenkins et mon serment de servir le Seigneur.   Il prononça aussi cet avertissement : « Le Seigneur est ton berger. Ne porte pas ta colère sur tes frères si tu ne veux pas être parmi leurs victimes, comme l’homme de Cyrène qu’ils forcèrent à porter la croix du Seigneur » (Matthieu, 27 :32).

Je ne lui demandai pas alors de m’expliquer ce que cela voulait dire. Je savais que ses paroles me désapprouvaient ; m’avertissaient que les cornes de l’honneur et de la dignité outragée qui poussaient sur mon front devaient être rabaissées.

Je trouvais refuge à son église. Nous parlions jusqu’à ce qu’il me renvoie gentiment avec les dernières lueurs du jour. Une fois les portes closes, j’entendais le métal de la clef rouillée racler contre les crans du barillet avant que le révérend – à l’intérieur – ne s’éloigne du porche et retourne vers l’ombre calme de son presbytère…. Quant à moi, je m’en retournais vers Clay Street où j’habitais l’une des maisons alignées les unes après les autres sur une rangée minable, avec un peu d’herbe poussant au hasard entre elles, comme des cheveux épars sur un crâne dégarni. Ce quartier sinistre était pourtant le fleuron du programme d’urbanisme de M. Atkins, le maire de Puntville. Les pelouses étaient séparées par quelques mètres d’allées de terre battue pour garer les voitures. Cà et là dans les jardins à l’arrière se voyaient des cornouillers, des platanes, des chênes et parfois des pruniers et des pommiers sauvages.

Dans notre jardin à nous, des muscadines avaient grimpé au tronc d’un vieux chêne dont les branches supportaient aussi des lianes de chèvrefeuille. C’était au fond de ce jardin que j’allais méditer. Je finis par me convaincre que quelque chose m’attendait loin de Puntville, une voie que j’étais appelé à suivre mais que je ne pouvais pas encore identifier. Je n’étais qu’un gosse lorsque maman m’avait assis sur la balançoire et que j’avais ressenti pour la première fois ces prémonitions, au fur et à mesure que le siège me faisait monter plus près du ciel. C’était un instant de parfaite harmonie : je voyais cette voûte d’azur, ponctuée de nuages – à portée de main -, un espace pur de toute trace humaine, un endroit que l’on exploiterait jamais, un dôme immense et bleu, vaste à l’infini — juste au-dessus de moi. J’éprouvais comme un vertige tandis qu’elle me poussait toujours plus haut, le vent s’accrochant sur mon visage, l’air caressant mes membres : cette poussée continue, vertigineuse me propulsait vers une ivresse de béatitude. Si la terre était déchue, me disais-je, tel n’était pas le cas du ciel. Tandis que ma mère appuyait sans relâche sur les cordes de la balançoire, il me poussait des ailes, mes jambes parcouraient l’air libre, mes mains s’élevaient, s’élevaient toujours plus haut vers ce paradis d’azur…

Notre maison avait des volets tout blancs, plantés sur des gonds de fer qui grinçaient quand on les ouvrait. La nuit, maman vérifiait toujours deux fois que tout était bien verrouillé, que chaque volet était bien rabattu avec le loquet mis. Elle venait souvent dans ma chambre parce que j’avais peur de dormir seul, tout autant qu’elle, je crois. En fait, je suis vraiment sûr que maman avait encore plus peur que moi ; mais elle prenait l’air brave et le cachait bien. C’est pour ça que je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite. Elle me tenait serré dans ses bras, me disait combien elle m’aimait.

Je la regardais et lui demandais : « Plus que tout ?

« Oui, plus que tout !

« Plus que tout au monde ? insistais-je. Plus que Dieu le Père ? Plus que l’alpha et l’oméga ? [2]

« Oh, Johnny… faisait-elle avec un petit gloussement et en hochant la tête, le pasteur Jacobs serait vraiment fier de toi. Il n’y a rien à dire, tu as tout pour faire un vrai soldat du Christ ! »

Je serrais mes poings. Le souffle me manquait, ma gorge se serrait aussi. Un soldat, oui. Je ferais un bon soldat. 

Sa chaleur, comme le baume des sermons du pasteur Jacobs, éteignait le feu de mes veines, étanchait l’adrénaline qui secouait mon corps, trop petit pour contenir tout le sang rageur qui s’élançait, devenu fou, et me commandait de désobéir… Je ne peux pas oublier ces nuits passées dans le lit aux pieds de fer, avec les draps de coton blanc fraichement lavés remontés jusqu’à mon menton, avec ma mère à mon chevet. Elle ramenait mes cheveux en arrière, respirant doucement. Je percevais le soulèvement régulier de sa poitrine et cela suffisait pour un moment à faire taire tous les cris et les chuchotements de ma mémoire qui me tourmentaient. Lové tout contre elle, j’enfonçais mon visage dans son épaule ; sa main enlaçait mes doigts et nous formions comme une boule, comme un petit univers parfaitement uni. J’avais appris par cœur des passages des Evangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Maman m’écoutait les réciter, fixant ses yeux sur moi avec une soudaine lueur d’espoir. Je lui promettais qu’un jour je serais comme le pasteur Jacobs ; je ferais paître les brebis du Seigneur dans son pré et je serrerai la main du Prince de tous les rois de la terre…

Lorsqu’un soir, par une nuit pluvieuse, le fermier Jenkins se glissa de nouveau sur notre perron, mes poings étaient déjà raides à mes côtés ; ils tenaient maintenant à peine dans mes poches, tellement j’avais grandi vite, portant des chaussures du 44 – une taille d’homme – bien que je n’aie que treize ans. Lolly se mit à aboyer. Son aboiement était rageur, mais ses 30 cm au garrot ne pouvaient rien changer : elle n’était qu’un roquet braillard dépourvu de crocs suffisants pour dissuader l’adversaire. Des effluves de savon bon marché et d’aftershave se mêlaient à un fumet huileux d’ail, de fumée recuite, d’alcool et de sueur — tout cela flottait sur le perron, entrait dans la maison, venait jusque dans ma chambre. Il commença à faire sonner les pièces de monnaie dans sa poche. Ecrasant les marches du petit escalier, il avait enfoncé la porte moustiquaire d’un coup de pied et se trouvait juste sous la fenêtre de ma chambre. Ma mère faisait silence, voulant lui faire croire qu’elle dormait.

« Mabel, tu m’entends ? Ici, c’est aussi chez moi. Tu vas le regretter si tu ne descends pas en vitesse m’ouvrir la porte ! ».

D’une main douce, elle écarta les cheveux de mes yeux et posa ses lèvres chaudes sur ma joue. « Je reviens tout de suite », murmura-t-elle. Mais je savais qu’elle ne le ferait pas.

C’est alors que j’ai décidé que j’avais suffisamment attendu, à essayer de devenir le berger du Seigneur pour faire plaisir à maman. Cela faisait des années. Tout ce temps, passé assis sur mes poings, à supporter tout, à écouter des sermons, à attendre qu’ils descendent en moi et transforment mon cœur en révolte en un lieu béni du Seigneur… Eh bien, ça ne marchait pas et je n’allais pas continuer d’attendre !

Je mis à apprendre la boxe dans l’ancienne église désaffectée qu’on utilisait comme entrepôt pour stocker le fourrage des animaux de ferme qui servaient à l’écurie et au commerce de produits fermiers de Jenkins. Son affaire était l’une des plus prospères de Puntville. On disait même qu’il envisageait d’en faire une encore plus grosse affaire — dans le Nord. Quelle blague : les gens du Nord préféreraient fermer toutes leurs boutiques plutôt que de laisser redneck(plouc) s’installer sur leurs plates-bandes ! Ils faisaient du vrai business, eux, les gars du Nord, ils travaillaient dur. Le vieux Jenkins n’était vraiment pas à la hauteur. Tout ce qu’il savait faire marcher, c’était la traitrise ; et c’est une qualité que beaucoup de gens du Sud partageaient. Il y avait deux catégories chez nous : ceux qui tirent les ficelles et ceux qui lèchent les bottes ; pour ceux-là, ce n’était pas une question de couleur de peau : on léchait les bottes simplement quand on était trop pauvre. Pour moi, il y avait les oui m’sieur – les humbles serviteurs du Seigneur qui restaient couchés toute leurs vie – et les autres, ceux qui disent non m’sieur, moi je ne vais pas passer ma vie à ramper ; allez-y, envoyez-moi au tapis en tapant en-dessous de la ceinture ; je me relèverai, quoi qu’il arrive, parce que moi je ne veux plus tendre l’autre joue !

J’étais finalement converti : j’appartenais maintenant à la classe de ceux qui disent non m’sieur.

Eloignée de tout, la vieille église désaffectée était très calme. La nuit, je quittais subrepticement la maison pour aller y faire des rounds avec mes potes. C’était bien. Mon corps devenait plus fort et plus discipliné ; avec mon âme indécise, j’avais tout intérêt à pratiquer l’endurance. Mais j’avais déjà du caractère et du talent, un sens du tempo aussi parfait que si un métronome avait été placé au bord du ring pour m’indiquer chacun de mes mouvements. Mes jambes se comportaient si bien que personne ne pouvait m’approcher ; mon jeu de jambes et ma vitesse étaient des instruments de précision. J’échappais à mes adversaires comme un serpent, pour mieux les abattre ensuite avec une série de coups parfaitement combinés et exécutés.

C’est là aussi que j’ai compris en quoi j’étais beau. Je commençai à avoir une certaine réputation auprès de mes potes. J’étais leur idole. Certains avait les genoux mous rien que de me regarder en train de m’échauffer avec un shuffle. Qui pourrait m’atteindre, maintenant ? J’étais toujours croyant, plus que jamais. Je savais enfin pourquoi je me battais. Tout était logique. Aucun adversaire ne pouvait plus espérer m’allonger. Moi, au contraire, je pouvais leur décocher un double enchaînement en un clin d’œil et repérer leur bluff rien qu’en observant leur jeu de jambes. J’avais ma technique : « rope-a-dope », esquive et shuffle enchaînés — imparable. Et je ne me vante pas : tous mes potes étaient d’accord. Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est pourquoi je continuais d’aller voir le pasteur Jacobs. « Qu’est-ce que tu fous ? Tu veux devenir prêcheur ? A quoi ça te sert, Johnny boy ? Tu vas pas aller au ciel plus vite ou devenir plus riche ! » Ils me tapaient sur l’épaule et me donnaient deux ou trois bourrades en blaguant : « Quand je shuffle dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun adversaire ! Car nul ne battra celui qui suit la voie du berger et sait qu’il va gagner ! » Cela me faisait sourire et ils continuaient de se moquer de moi joyeusement, fixant leur entrejambe d’un air salace : « Car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent ! »

« Oh ça va, les mecs ! » protestais-je.

« Johnny boy est parti pour prêcher la bonne parole, amen ! » disaient–ils en marmonnant au travers de leurs protège-dents. « Monte en chaire, Johnny, et fais-nous un sermon. Alors, pasteur Johnny, quel est le thème de l’homélie de ce dimanche ? »

Franky me désignait du doigt. Clignant de l’œil et faisant un signe de croix, il ajoutait d’une voix trainante exagérée : “Seigneur, jamais aucune parole impie ne sortira de ma bouche, car toujours mon protège-dents me gardera tandis que je ramènerai mes biens chers frères sur le droit chemin ! »

Ils avaient raison de se moquer de moi mais je ne pouvais pas leur dire que tout cela c’était pour maman. Uniquement pour maman.

Cette nuit-là, je revins à la maison et attendis d’entendre le bruit des pièces de monnaie, de sentir l’odeur d’ail et de savon bon marché venir flotter jusqu’au perron. Lorsque je perçus le bruit de ses pieds qui trainaient la poussière et les feuilles mortes à une certaine distance, je sortis de l’ombre de la lampe à gaz et marchai jusqu’à l’angle, juste en haut des marches. Je me tins là, la longue rampe de bois confortablement calée sous mon bras. Je retins mon souffle et dit ma dernière prière : « Dieu du ciel, qu’il récolte ce qu’il a semé ! ». Je pris la faux et crachai sur le tranchant. Je la fis briller jusqu’à ce que je puisse voir mon beau visage sur la lame : mes dents blanches, qui souriaient. J’étais incroyablement calme. J’étais maintenant assez grand pour dominer Jenkins d’une bonne tête, surtout que je me trouvais en haut des marches. Mon pouls se mit à battre, la chaleur me montait dans les entrailles ; je n’étais plus qu’une boule d’adrénaline.

Le vieux Jenkins s’approcha du perron, comme il l’avait fait tant de fois. Naturellement, il ne s’attendait pas à me voir. Il entendit d’abord ma forte respiration, tandis que je soulevai la lame étincelante comme pour le saluer. C’est elle qu’il vit ensuite, la lame. Stupéfait, il bafouilla : « Johnny boy, qu’est-ce que tu fous ? » Je lâchai le coup. Un swing parfait, idéal pour découper sa vieille peau flapie : le fer trancha net son cou de poulet caquetant. La tête bafouillait toujours « Johnny Boy » lorsqu’elle heurta la marche avec un bruit sourd — énorme. En un éclair, tout fut fini : un peu de bave coulait de sa bouche, mêlée au sang cramoisi, avec cet air idiot qu’il avait toujours dans les yeux. Je lui fermai les paupières pour bien faire les choses. Maintenant je savais que mes poings étaient assez gros pour parler. J’enlevai mon protège-dents et le mit dans ma poche. Bien que je ne lui aie jamais parlé, c’est maintenant que j’avais quelque chose à lui dire. Je me penchai pour m’approcher de son oreille : « Tu ne peux plus la récolter comme ton blé, c’est fini ! »

Je me sentais bien. Vraiment bien. C’était fini, cette lutte avec mon ad-ver-saire. Enfin ! Du moins, c’est ce que je croyais.

A vrai dire, je ne sais pas si ce que j’avais fait était juste. Tout ce que je sais, c’est que ça paraissait juste. Mes entrailles me le disaient. Mais il fallait que je quitte la ville ; je suis parti dans le Nord. Les autorités n’ont pas pu prouver que c’était moi et – de toutes façons – Jenkins avait des ennemis ; même les autorités le détestaient. Eux aussi étaient probablement contents de le voir mort. Puntville ne me manqua pas — pas du tout. Mais c’est maman qui me manquait. Ce n’aurait pas été prudent de revenir dans le Sud tout de suite pour la voir. Il fallait attendre un peu.

Je découvris que le vieux Jenkins avait en fait toute une botte d’ennemis et que l’un des principaux était le shérif Baker, ce qui tombait bien pour moi. Il avait interrogé maman au sujet de Jenkins. Elle lui avait raconté une histoire de fournisseurs pas payés, qui l’avaient poursuivi depuis les écuries jusqu’à Clay Street, là, chez elle. Une querelle qui avait mal tourné. Et la faux ? Oh, quelqu’un avait dû la voler chez le vieux fermier. Tout ça n’était probablement pas très convaincant mais le shérif l’avait gobé parce que le pasteur Jacobs avait ramené son grain de sel et affirmé que j’étais un bon garçon, élevé dans la crainte du Seigneur et que je m’étais préparé pour aller m’inscrire à une faculté de théologie où j’étais maintenant, dans le Nord. Maman m’écrivit des lettres. Le temps passa. Il fallait que je la revoie. J’étais très fier de moi, maintenant et j’espérais qu’elle le serait aussi. Pourtant, je n’avais pas rempli ma part du marché. Je n’étais pas devenu l’un des bergers du Seigneur. Mais j’avais fait mieux, non ? Là-bas, dans le Nord, j’avais appris à devenir un vrai boxeur, un professionnel. J’étais devenu un champion, un des poids lourds numéro un de tous les Etats-Unis.

Lorsque j’arrivai finalement un soir à Puntville, je reconnus notre vieille maison aux volets blancs, maintenant plus grisâtres que blancs, écaillés sur les bords. Je reconnus Lolly, une vraie démangeaison d’aboyer sur pattes, à fourrure grisonnante, et avec des plaques de peau apparente sur l’arrière-train — toujours aussi gueularde. Je reconnus notre maison et la porte moustiquaire, avec plus de plaques de rouille sur le grillage et grinçant sur ses gonds. Mais je ne reconnus pas maman. Ou plutôt je ne voulus pas la reconnaitre. Elle aussi, ses cheveux avaient grisonné. Elle était un peu courbée, avec une canne de jonc à la main droite, sur laquelle elle s’appuyait avec ses doigts tremblants, noueux comme les branches d’un vieux cornouiller. Elle me sourit. Je lui rendis son sourire. Ses yeux s’éclaircirent alors soudainement comme si un météore avait traversé la Voie Lactée — puis la lumière morne de cette soirée nuageuse était revenue. Une tranche de clair de lune montait la garde sur notre perron, tandis que nous nous retrouvions là pour notre rendez-vous, après dix ans de séparation. Je baissai les yeux, vers la canne. Mes muscles tendus se relâchèrent, comme le reste de mon corps. Mes poings, toujours actifs et prêts à entrer en action au moindre mouvement étaient maintenant deux paumes ouvertes, vides. Le flux régulier et brûlant de sang et d’adrénaline qui bondissait dans mes veines rebelles s’arrêta brusquement et je me sentis comme suffoquer.

« Pourquoi t’arrêtes-tu sur notre seuil, silencieux comme un repenti, mon fils ? Eh bien, rentre. Tu dois être fatigué après un si long voyage ».

Je la suivis. Nous nous assîmes sur le grand canapé. « Comment vas-tu, mon fils ? »

« Maman, fis-je, tandis que mes lèvres tremblaient, que mes poings se tendaient et se relâchaient à nouveau et que des plaques de sueur montaient sur ma peau. L’espace d’une brève seconde, tout s’arrêta comme sur un coup de frein strident : je ne me souvenais plus de rien. De rien. Puis toute cette nuit revint dans un flash ; mon sang qui bouillait, la sueur qui couvrait mon visage. Je saisis son bras et bafouillai : « Maman, tu n’as plus besoin d’avoir peur de lui. J’ai réglé le problème.”

Elle détourna son regard.

« Maman, qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi ! »

Elle posa sa canne de jonc sur le sol et prit le temps d’une pause. Puis elle saisit ma main, tremblante. « Tu ne comprends pas. Jenkins, mon fils, c’était ton papa ».

[1] Ndt : les citations de la Bible sont toutes prises à la traduction Segond.

[2] Cf. Apocalypse de St Jean, 1 :8 : « Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout-Puissant ».



Traduction: Jean-Baptiste Picy https://tieflander.tumblr.com/ (plater@libertysurf.fr)

Copyright © 2018 Sydney Alice Clark .

Pussy Kate

Informations complémentaires

  

PUSSY KATE



« Pussssy-Kate ! Pussssy-Kate ! »

Elle l’entendit bien qui l’appelait mais refusa cette fois de bouger ; pourquoi serait-ce toujours à elle de sauter dans ses bras, de plonger ses yeux dans les siens, puis de se lover sur ses genoux, de s’installer près de l’aine chargée de cette odeur faite de noisettes écrasées, de sève de pin et d’herbe détrempée ? Hélas, il n’y avait rien à dire : il était irrésistible…

Les Schlimmer vivaient dans un immense chalet dont la vue donnait sur le mont Ventoux, la plus haute montagne de Provence. Leur fils vivait à Boston mais ils avaient une chatte dont tout le plaisir était de chasser, de se nourrir et de découcher fréquemment. Conçus par Herr Schlimmer lui-même, les trois étages du chalet bâti en pin sylvestre couvraient près de 380 m², y compris les pièces réservées aux domestiques. C’était un introverti que les habitants du cru appelaient volontiers « l’ermite de Saint Gall ». Les poutres apparentes, le double profil ondulé des rives et des couvertures, les rambardes curieusement dessinées pour encadrer les galeries signalaient sa touche habituelle : la signature d’un architecte international de premier plan. Le volume intérieur considérable et les hauts plafonds semblaient naturellement se prêter à de grandes réceptions mais celles-ci ne se produisaient jamais. Le balcon du dernier étage se projetait en surplomb d’une falaise de vingt mètres, comme le bec d’un oiseau humant l’air et l’espace… Bref, l’endroit idéal pour le repos d’une lignée suisse fatiguée, prête à s’enfoncer lentement dans un pli printanier et voluptueux de la nature, parmi les hêtres, les cèdres de l’Atlas et les pins qui bordaient abondamment les courbes en épingles à cheveux des routes sinueuses mais disparaissaient brutalement à seulement une cinquantaine de mètres du sommet : il n’y avait plus là qu’un terrain entièrement nu à l’exception d’un arbuste ou deux, comme le haut d’un crâne luisant au soleil lorsqu’a définitivement reculé l’implantation des cheveux. Or c’était précisément face à ce « mont chauve » – comme l’appellent les habitants – que Herr Schlimmer avait bâti son nid.

L’étrange apparence du mont Ventoux l’a rendu légendaire et de nombreux récits inquiétants circulent dans les environs de cette montagne que d’aucuns surnomment la « Bête de Provence ». Atteignant deux mille mètres d’altitude, il ne semble porter – vu du fond de la vallée – qu’une couronne de roche blanche et stérile. La pointe la plus éminente a l’air d’une sorte de téton provocant masqué par une couche de poudre fine mais seuls les rares cyclistes ou randonneurs audacieux s’aventurant jusqu’au sommet du « mont chauve » savent que cette blancheur éclatante n’est que du calcaire, dépourvu d’arbres ou de végétation. De loin, la montagne paraît pourtant recouverte toute l’année d’une neige éternelle.

La longue montée en voiture et les nombreux tournants des routes dissuadent fréquemment les invités des Schlimmer. Mais ceux qui s’y risquent sont toujours chaleureusement accueillis ; on leur sert un verre et s’ensuit la visite de l’aile ouest et de son impressionnant balcon à pic ; l’air vivifiant de la montagne emporte le tintement du cristal, les « zum Wohl ! » (bourbon pour ces messieurs) et les « santé ! » (champagne pour ces dames). Lors des soirées fraîches, l’épouse de Herr Schlimmer serre la tige de sa flûte entre le pouce et l’index, en hume légèrement les bulles et vide d’un seul trait son contenu mousseux. Puis elle l’éloigne d’un geste sémillant, laissant comme un sourire passer sur ses lèvres pour accompagner le regard d’un instant sur l’objet vide… Son mari lui jette alors un regard de côté tandis qu’elle s’approche et s’amuse à le frôler nonchalamment.

« Encore une autre ? » lui fait-il d’un ton désapprobateur tout en remplissant docilement la flûte. Puis il se tourne à nouveau vers les courageux invités grimpés jusqu’au chalet et leur parle avec son accent suisse alémanique découpant les syllabes : « Remarquez bien la position du mont Ventoux, dit-il toujours en prenant le temps de porter à ses lèvres le large rebord du verre à whisky, d’en prendre une gorgée et de faire tourner le bourbon contre son palais pour en inhaler les saveurs avec un évident plaisir ; le verre ensuite tendu vers l’horizon où une bande de lumière s’enfonce peu à peu dans la vallée, il explique avec fierté : Vous avez devant vous la plus importante chaîne de Provence. Elle domine toute la région… » Puis s’adressant à sa femme, il hoche la tête et renchérit : « Ja genau ! » (parfaitement).

Cette dernière enveloppe d’une main sa flûte tandis que l’autre se tend pour désigner la falaise ; elle hoche aussi la tête, lèche une bulle de champagne égarée sur ses lèvres et avance un commentaire sur la faune remarquable de la contrée : « Par temps clair, on aperçoit aussi bien les petits nicheurs que les grands rapaces ». Cette remarque lapidaire étant faite, elle sonne d’ordinaire le majordome et invite poliment ses invités à rejoindre le grand salon où la table du dîner les attend…

Herr Schlimmer était passé maître dans l’art des formules, des calculs statiques et des tables de prise au vent pour créer certaines des réalisations architecturales les plus avancées de toute la Suisse. Il avait été en son temps l’un des partis les plus convoités de Zurich. Il avançait droit devant lui, ne cédait jamais et possédait à cette époque une capacité d’endurance à la hauteur des fameuses quatre heures de sommeil de Napoléon. Longtemps resté célibataire, il avait un jour confié à sa mère qu’il venait enfin de rencontrer une femme à son goût. « Une femme du Nouveau Monde ? avait-elle dit en fronçant les sourcils ; mais qu’est-il arrivé à Gretchen, ta petite amie du lycée ? » Sa mère avait en fait toujours espéré préserver la pureté du sang bleu familial. Elle avait ainsi commandé à un peintre de St Gall le portrait de son fils. Agé de douze ans à l’époque des séances de pose éprouvantes qui s’en étaient suivies, le garçon n’avait eu que l’envie de s’enfuir loin de l’odeur ammoniaquée des couleurs acryliques envahissant le petit atelier, rentrant difficilement sa gêne, le menton relevé et le dos toujours plus endolori à chaque nouvelle touche du pinceau. Il lui en était resté le dégoût instinctif des chaises suisses à haut dossier en noyer. Les armes de la famille Schlimmer étaient pourtant toujours suspendues au côté de ce portrait dans le salon du chalet.

Jeune homme, il avait hérité des traits aquilins propres à la noblesse suisse alémanique. Il aurait donc pu faire la couverture de « Point de vue » mais – pour une raison ou pour une autre – il ne se trouvait pas beau et s’habillait avec discrétion, préférant les pantalons larges et le confort à l’élégance stylée.

Il n’avait jamais couché avec sa petite amie du lycée, ni d’ailleurs avec aucune autre — enfin jamais avec celles qu’il désirait vraiment… C’était un sujet qu’il ne pouvait pas aborder avec sa mère et elle n’avait aucune idée de la difficulté qu’il avait eu à trouver l’élue de son cœur. Mais à présent que cette femme était enfin là, elle allait devenir sa femme et l’une des missions de sa vie serait accomplie. En fait, épouser cette Américaine était aussi un moyen de divorcer d’avec sa mère avec tact ; la naissance d’Andy lui avait permis de mettre en location sa maison de Zurich et d’emmener sa jeune famille vivre en France sous un climat plus tempéré. Il avait ainsi bâti au pied des montagnes un refuge où il pouvait travailler sur ses projets dans une solitude monacale. Des précepteurs avaient été engagés pour Andy, ceci jusqu’à l’âge de six ans où on l’avait expédié dans un pensionnat de Zurich, celui où Herr Schlimmer lui-même avait appris les rites implacables de la précision suisse. La vie conjugale lui convenait bien. Il n’avait plus à expliquer aux curieux pourquoi il n’était pas encore marié. Au fil des ans, ses traits parfaitement ciselés s’étaient émoussés, son corps sec était devenu plus flasque et mou. Rien ne l’intéressait davantage maintenant qu’un rendu en 3D sur l’écran de son ordinateur, le principal compagnon de son existence du matin au soir, week-ends et vacances comprises.

                                                         …………………….

« Pussy-Kate ! Pussy-Kate ! » Sa voix résonnait sur toute la pente du terrain. « J’en ai assez ! Je ne vais pas continuer à te supplier de rentrer ! ». Il claqua la grande porte en chêne et rentra lui-même, son chemin le faisant passer devant la chambre de sa femme. La gouvernante avait fait de son mieux pour que la pièce conserve l’apparence qu’elle avait toujours eu. Un paquet de Dunhills, à moitié vide, était posé sur la table de nuit, à côté d’un livre ouvert. Il se força à continuer le long du couloir mais finit par revenir en arrière. L’instant d’après, il se trouvait debout dans cette chambre aux voluptueux rideaux de velours largement écartés. Il s’approcha de la table de nuit. Son parfum semblait monter des draps… Il s’assit, sentant comme la souplesse du corps de sa femme traverser sa mémoire : un souvenir irrésistible, exigeant et pourtant soumis tout à la fois. A l’angle du lit, la table de nuit et son dessus de marbre n’avaient pas bougé, ni le livre ouvert. Il en fit tourner les pages et le referma, jetant un bref coup d’œil à la couverture et murmurant pour lui-même : « Müll… N’importe quoi… » Il le replaça ensuite exactement dans sa position d’origine, ouvert à la page 134. Ce n’était pas sa faute, après tout. Non, lui n’avait pas changé. C’est elle qui avait changé depuis qu’Andy était devenu grand, les avait quittés et avait fait sa propre vie… Oui, elle avait changé ; et le changement est toujours désagréable et inutile. Son regard retomba sur le livre. Un morceau de papier blanc portant son écriture s’était échappé et avait atterri au sol. Il fallait toujours qu’elle griffonne des choses. Même la nuit, plus il était tard et plus elle écrivait. Il ramassa le papier, en fit une boule et s’apprêta à le jeter. Mais bien sûr il ne jetait jamais rien… Il s’efforça donc de déplier le papier chiffonné, le replaça sous le livre, se leva pour quitter la pièce mais revint encore sur ses pas et se rassit. Il reprit le morceau de papier froissé et le considéra avec un soudain désir de le brûler. Mais il allait d’abord le lire.

Amour; un mot qui n’existe pas dans son dialecte.

Faire l’amour; les Allemands disent plutôt : « Ich möchte mit dir schlafen » ou « Sex haben », c’est-à-dire « je voudrais coucher avec toi » ou « avoir des relations sexuelles ».  

« Müll… » fit-il à nouveau d’un ton sifflant. Puis il aplatit bien le papier et le replaça sous le livre.

…………………….

Tapie dans les environs verdoyants du chalet, Pussy-Kate était en chasse. Un troupeau qui paissait à flanc de coteau venait de sentir sa présence et tous les moutons s’étaient regroupés pour faire masse, s’éloignant précipitamment de la route en faisant tinter leurs clochettes. Leurs « bêh bêh » inquiets résonnaient à présent sur un fond de silence, avertissant chacun d’un danger proche. Parsemé sur les pentes, ce bétail s’occupait d’ordinaire à arracher méticuleusement les touffes d’herbe qui croissaient plus hautes à la lisière de la route, le dénivelé leur évitant aussi d’avoir à tendre le cou. Seul parfois surgissait un essaim de cyclistes vêtus de couleurs criardes, balayant la descente abrupte comme un vol d’insectes avant de disparaître au tournant de la route.

C’était là précisément son terrain favori pour chasser — les volatiles en particulier. Il y avait toute une variété d’oiseaux près de la bergerie : des dizaines de nicheurs mais aussi des rapaces impitoyables, y compris des autours et des circaètes. La brise fraîche avait ramené vers elle l’odeur d’une mésange bleue et, cachée derrière un cèdre de l’Atlas, Pussy-Kate s’apprêtait à bondir sur le petit oiseau coloré… Mais une imposante laie courut se mettre en travers, la mère sanglier suivant la trace d’un renard qui lui-même avait reniflé la présence de ses marcassins endormis à l’ombre. Un agneau bêla. Le troupeau de moutons s’enfuit immédiatement dans une autre direction. La laie chargea le renard. Une défense s’éleva du nuage de poussière pour aller embrocher la fourrure couleur de rouille. Les marcassins bondirent et se réfugièrent en demi-cercle autour de leur mère. Leurs petits grognements aigus se transformèrent en un grondement plus sourd tandis que leur mère éventrait le cadavre de l’ennemi étalé devant elle.

Pussy-Kate n’avait pas bougé d’un pouce et se concentra de nouveau sur la mésange bleue qui avait trouvé refuge dans le trou d’un gros chêne vert. L’oiseau pointa son bec hors du trou, inclina sa tête blanche coiffée de bleu sur la droite, puis sur la gauche. D’un petit saut timide, elle s’avança – fragile – pour se pencher vers une branche plus basse où une araignée s’activait furieusement pour dégager la mouche que les rayons soyeux de sa toile retenaient prisonnière. La mésange battit des ailes, modula quelques notes et fit une sorte de saut périlleux qui lui permit juste à temps d’attraper l’extrémité de la branche ; suspendue tête en bas par ses petites serres solides, elle préleva l’araignée sur sa toile et vola jusqu’à terre. C’est alors que Pussy-Kate surgit hors de sa cachette et bondit sur le volatile dont le cou souple craqua délicatement comme une baguette. L’araignée tomba de son minuscule bec, lança ses pattes fuselées dans une course éperdue et disparut parmi les brins d’herbe que courbait doucement le vent. L’oiseau gisait sur le sol, sur d’autres brins d’herbe aplatis, sa poitrine vert-anis se soulevant encore doucement. Ses yeux rencontrèrent ceux de sa meurtrière. Pussy-Kate tendit alors sa patte fourrée vers la tête de l’oiseau et lui donna une tape délicate ; elle fit ensuite le tour de sa victime — une fois, deux fois, l’observant avec beaucoup d’attention. Puis la chatte s’assit sur son séant, étira une patte avant et sa langue d’un rose vif jaillit de sa gueule pour entamer ses ablutions et lécher savamment la patte en question. Puis elle se releva, chassant d’un coup de queue une mouche qui bourdonnait près de son arrière-train. Le soleil allait se coucher à l’horizon. Elle cligna des yeux et s’intéressa de nouveau au petit paquet de plumes dont les pattes étaient maintenant rigides, perpendiculaires aux brins d’herbe. Elle lui donna une nouvelle tape rapide, l’examina de nouveau en tournant tout autour et en le reniflant de haut en bas ; enfin, prenant un air tout simplement satisfait, elle se mit à jouer avec la queue d’un bleu violacé et – saisie d’une joie sans mélange – bondit à nouveau sur le cou de l’oiseau qu’elle saisit entre ses deux pattes pour le faire sauter en l’air — une fois, deux fois, jusqu’à ce qu’il retombe sur le dos et gise à nouveau là, ses toutes petites serres crispées sur le vide par la mort.

Elle n’avait peur de rien, à l’exception de ces effrayantes bandes de couleurs vives qui passaient parfois en trombe : les cyclistes avec leurs corps tendus par l’effort, pliés en deux sous le vent, leurs pieds moulinant sans pitié sur les pédales, leurs yeux fixant l’espace vide des courbes de la route. Ce soir-là, ils lui firent l’effet d’un nuage de sauterelles prêt à fondre sur elle… Une masse de couleur approchant à grande vitesse ! Prise de panique, elle bondit sur ses pattes arrières et fonça retrouver la maison, dévalant la pente et traversant tout un bout de vallée sans même prendre le temps de passer voir Marly, Fritz ou Castor. Elle courut de plus en plus vite, oubliant complètement toute idée de chasse. Le crépuscule venait : elle pourrait donc s’introduire par l’entrée de service sans être vue. Elle s’approcha discrètement, calmement. Il faisait froid dehors et elle voulait être dans ses bras, le sentir qui lui caressait les côtés, le poitrail, le ventre ; l’entendre murmurer « Pussy-Kate ». Bien entendu, il allait falloir l’amadouer. Cela ne lui venait pas naturellement, ces mots tendres — comme son petit nom « Pussy-Kate ». Les câlins, les caresses, rien de tout cela n’était facile pour lui… Et ce serait d’autant plus difficile à obtenir qu’elle n’était pas rentrée ce matin quand il l’avait appelée.

Lorsqu’elle atteignit le chalet, elle l’entendit de nouveau l’appeler : « Pussy ! Pussy ! Pussy ! ». Imaginant déjà la chaleur de la cheminée, ses oreilles se dressèrent.

« Où étais-tu passée, petite garce ? » Il sortit de sa poche un mouchoir et s’en servit. Il venait d’entrouvrir la porte de l’entrée principale et se tenait là au côté de la gouvernante.

Frau Schmidt ouvrit la porte en grand. Sa forte voix remonta jusqu’au sommet des collines, d’écho en écho : « Pussssssy-Kate ! ». Plantée sur ses robustes jambes en V, sa solide silhouette de matrone remplissait toute l’entrée mais laissait assez d’espace libre pour que la chatte puisse courir se glisser à l’intérieur. Pussy-Kate se dirigea vers le salon. Sentant la pointe d’une chaussure frôler son poitrail, elle émit un son qui finit en feulement lorsqu’elle vit Herr Schlimmer faire mine de lancer l’autre pied vers elle. Il la regardait d’un air sévère. « Petite garce, où étais-tu donc passée ? » Son haleine détonait sur l’air pur de la nuit : rance, mêlant des effluves de lait tourné, de pipe froide et de bourbon. « Comme si ça ne te suffisait pas d’aller mendier dans la cuisine des voisins ! Ne nie pas : je t’ai vue te castagner avec Fritz ! Ose dire que c’est faux ! » Sa voix était montée d’une octave.

Frau Schmidt portrait le tablier de coton typiquement Suisse, c’est-à-dire d’une aveuglante blancheur javellisée. Se tournant vers Herr Schlimmer et fronçant ses épais sourcils, elle posa les mains sur les hanches comme pour souligner son inquiétude : « Monsieur, vous pourriez peut-être poser votre verre. Je crois – si je puis me permettre de vous le dire, Monsieur – que vous êtes ce soir un peu tendu… »

Il se redressa et murmura « Ja, genau ! » tout en lui tendant le verre. Mais pris d’un doute, il arrêta son geste et reprit le verre. Puis, lui ayant tourné le dos, il se dirigea vers le portait de Frau Schlimmer qui était accroché dans l’entrée. D’un doigt hésitant, il essuya un peu de poussière accumulée sur le bord et rétablit la position du cadre qui s’était légèrement incliné de travers.

« Monsieur, reprit avec douceur la gouvernante aux dents mal plantées, je sais que ce n’est pas facile mais il ne faut pas passer vos nerfs sur Pussy-Kate.

« Dîtes plutôt Pussy la garce ! Toujours en vadrouille, toujours prête à se faire sauter par tous les chats du voisinage, toujours à leur voler leur pâtée —comme si on ne la nourrissait pas, cette petite traînée ! »

La gouvernante releva un sourcil et se rapprocha de lui. Son sourire aux dents mal plantées avait disparu, cédant la place à un menton mou tombant au bas d’une expression discrètement réprobatrice. « Monsieur, ce ne sont pas des propos corrects. C’est le scotch qui parle — pas vous », dit-elle tout en s’efforçant de lui ôter de la main le verre à whisky.

Le sujet de la discussion les contemplait pendant ce temps tous les deux, affectant l’indifférence. Mais en son for intérieur, le petit cœur de Pussy-Kate était près d’exploser. Son regard suivait chaque geste de Herr Schlimmer : ses mains tremblantes, ses tics nerveux trahissant l’impossibilité de trouver son calme. Tout cela ne lui ressemblait vraiment pas. Il avait changé. Depuis que Frau Schlimmer l’avait quitté cette nuit-là. Il n’était plus le même homme… Etait-ce son protecteur, cet excité ? Pour la première fois, la chatte eut peur d’autre chose que de la horde cycliste qui empruntait parfois la route du mont Ventoux.

Discordante, la voix de Herr Schlimmer rompit le silence : « Dehors ! Foutez-moi dehors cette petite salope ! ». Et il fit mine de viser Pussy-Kate pour lui envoyer le verre au museau. Frau Schmidt s’interposa et lui arracha le verre que sa main ne serrait plus vraiment. Pussy-Kate sauta sur le manteau de la cheminée et prit l’air indigné, drapée dans sa dignité. Elle tourna la tête pour les considérer avec un parfait dédain — qui masquait cependant les battements affolés de son cœur.

« Monsieur, je crois qu’il est temps d’aller vous coucher ». Frau Schmidt lui prit le bras et le conduisit en direction de l’escalier en colimaçon plein de ténèbres. Obéissant, il gravit les marches d’un pas mal assuré et rejoignit sa chambre dont il ferma la porte.

…………………….

Lorsque le téléphone sonna, Frau Schmidt se précipita vers le coin du salon où Pussy-Kate était assise. Elle décrocha le combiné. « Allô ! Allô ! » répéta-t-elle, le second « allô » étant légèrement plus marqué que le premier.

«Vera — c’est Katherine », lui répondit une voix douce et bien connue.

La gouvernante s’exclama : « Frau Schlimmer ! »

Pussy-Kate se rapprocha de Frau Schmidt, prit la pose de profil et s’arrangea pour que son oreille se trouve directement à la hauteur du combiné.

«  Frau Schlimmer, je ne vous entends plus. La ligne est mauvaise ! »

« Appelez-moi Katherine, je vous en prie, Vera. »

« Frau Schlimmer, » insista la gouvernante, « il faut que vous reveniez. Il ne va pas tenir le coup très longtemps. »

« Pour rien au monde, Vera ! J’appelais uniquement parce qu’Andy va revenir à la maison et qu’il faut qu’il sache. Je ne lui ai encore rien dit et je ne veux pas qu’il entende la version de son père en premier. C’est vous qui devez lui dire pour moi… lui dire toute la vérité ! »

« La vérité ? Mais quelle vérité, Frau Schlimmer ? »

« Appelez-moi Katherine, Vera, Katherine ! »

« Il faut que vous reveniez. Rien n’a changé. J’ai gardé votre chambre exactement comme elle était, propre, bien rangée. Vous vous sentirez parfaitement chez vous. Rien n’a changé. Enfin, sauf lui. »

« Il ne changera jamais, Vera, jamais. C’est précisément pour cela que je suis partie. »

« Mais vous avez tout ! Que pouvez-vous désirer de plus ? Je sais que ce ne sont pas mes affaires mais il me semble que… enfin, vous avez vraiment tout ! Quand vous l’avez rencontré, il faut bien dire que… »

« Vera, je sais ce que vous pensez mais vous vous trompez ! »

« Alors, il faut revenir. Je ne peux pas m’occuper de lui toute seule. »

« Jamais ! »

« Pour Andy — il le faut ! »

« C’est bien pour cela que je vous appelle, Vera. Je vous en prie, écoutez-moi. Je compte sur vous. Je n’ai personne d’autre à qui m’adresser. Promettez-le-moi ! Promettez-moi que vous lui parlerez avant que son père ne le fasse — vous me le promettez ? »

Les yeux verts de Pussy-Kate clignèrent puis s’ouvrirent en grand, découvrant ses énormes pupilles noires à présent dilatées par la nuit.

« Je vous le promets. Mais il m’a dit certaines choses, déjà, et j’ai des yeux pour voir… J’ai aussi un cœur. Il souffre, Frau Schlimmer. »

« Arrêtez ça, Vera ! Et écoutez-moi bien. Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Que lorsqu’Andy est devenu adulte et est parti aux States sa mère est devenue une vamp ravagée par la luxure ? Vous le croyez vraiment ? Ce n’est pas pour le sexe que je suis partie — c’est pour l’amour, ou plutôt l’absence d’amour. Une femme ne décide pas un beau matin de faire ses valises pour s’amuser ; elle essaye de combler un vide — un abîme en ce qui concerne mon cas. Puis elle se tut un instant. Savez-vous ce que l’on ressent lorsqu’on a l’impression de ne pas exister ? C’est avec son ego qu’il est marié, pas avec moi ! Elle se tut de nouveau et prit une profonde respiration. S’il vous plait, dites à Andy que je le verrai bientôt. Et ne laissez pas son père lui empoisonner l’esprit avec ses « Müll », avec tout son « Spiel »[1] habituel ! Promettez-le-moi ! Vous avez de l’influence sur lui… Nouvelle pause. Vous me comprenez ? Je n’ai aucun motif caché. Je veux juste me sentir vivante, pas momifiée dans le bon goût ! »

« Mais comment allez-vous vous en sortir ? Comment allez-vous survivre, toute seule ? »

Il n’y eut aucune réponse, rien que le hululement d’une chouette dans le brouillard de la forêt.

« Frau Schlimmer, allô, Frau Schlimmer ? »

La gouvernante raccrocha doucement le téléphone. Perplexe, elle glissa ses deux mains dans son tablier et soupira.

La fenêtre placée derrière le rebord doré de la méridienne Louis XVI était entrouverte ; la nuit pleine de clair de lune en profitait pour envahir le vaste salon, projetant une ombre inquiétante sur le portait de Frau Schlimmer situé juste en contrebas, près de l’écritoire. Pussy-Kate tourna le dos à Frau Schmidt, étira ses pattes arrière et – d’un seul bond – s’enfuit par la croisée.

Si l’on y songeait bien, elle connaissait la vie et ses ficelles. Elle ne se montrait pas n’importe où et ses amours étaient celles qu’elle choisissait… Elle n’était pas belle et le savait parfaitement mais malgré son apparence physique – son orteil en moins et son œil enfoncé – elle était une excellente chasseuse — et cela valait tout le reste.

La chatte se retourna pour contempler la fumée chaude qui s’échappait de la cheminée du chalet, se souvenant de l’odeur de Bratwurst, de l’odeur d’œuf fétide de son entrejambe, de la chaleur saline de ses aisselles hérissées de poils, de toutes ces choses qu’elle avait appris à trouver confortables… Qu’est-ce qui la retenait ? Etait-ce la crainte ? Etait-ce lui ? Oui et non. Un peu des deux, sans doute. Son cœur battait la chamade. Elle fonça directement vers le bois où Marly, Fritz ou Castor l’attendaient probablement au moment même.

[1] « Spiel » au sens de baratin, laïus, discours déformant la réalité.




Traduction  : Jean-Baptiste Picy  https://tieflander.tumblr.com/ (plater@libertysurf.fr Copyright © 2018 Sydney Alice Clark .

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